L’intimité au pluriel (II) : une transition identitaire

La non-monogamie est-elle une orientation relationnelle au même titre qu’une orientation sexuelle, ou bien une décision consciente pour adopter un style de vie plus aligné avec ses besoins? Les opinions diffèrent. 

Que l’on considère la non-monogamie comme un comportement inné ou acquis en réponse à son environnement, les personnes qui vivent leur intimité ou leur amour au pluriel ont un point commun : elles ont toutes été, tôt ou tard, confrontées à la réalisation que les configurations ouvertes les intéressaient et que la monogamie ne leur convenait pas, ou ne leur avait jamais convenu. 

En règle générale, l’initiation et la transition sont loin d’être un long fleuve tranquille. Est-ce qu’on accepte cette nouvelle identité? Est-ce que ça vaut la peine d’essayer, de sortir de la norme, de se lancer, d’ouvrir la discussion avec un·e partenaire, d’embrasser cette identité?

Si tu te poses la question, tu n’es pas seul·e. Dans cet article, on se penche sur la transition vers des configurations relationnelles non exclusives.

Comment en vient-on à réaliser que la non-monogamie nous intéresse? 

« Je me revois à huit ans autour d’une table avec cinq filles à dire : “Toi, t’es ma copine lundi, mardi, mercredi, jeudi. (rires) Tout le monde est ok? Let’s go!”, mais la société t’explique que c’est pas comme ça que ça marche. Regarde les derniers Disney : c’est le prince et la princesse, that’s all », confiait Jean-Christophe Germain, responsable des activités du Regroupement des personnes polyamoureuses du Québec (RPPQ), à l’occasion du Club Discu du 7 septembre 2022 .

La réalisation que la monogamie est un modèle « par défaut », mais duquel il est possible de dévier, peut frapper fort.

On peut se sentir dépourvu·e, démuni·e, déstabilisé·e, coincé·e… et avec raison : il y a un grave manque de références, de modèles et de représentation de personnes non monogames dans notre société.

Le simple fait de mettre un mot sur un sentiment, un désir, un besoin, une envie, peut avoir un effet libérateur et procurer un sentiment d’émancipation. C’est peut-être cet événement, lorsqu’on trouve le mot juste, celui qu’on cherchait depuis si longtemps, qui nous éloignera du modèle normatif monogame et nous permettra de faire un pas vers une configuration non exclusive (polyamour, couple ouvert, etc.).

« T’es amoureux d’une personne, tu l’aimes éperdument, tu te rends compte que tu développes des sentiments pour d’autres et tu te fais dire que si t’étais vraiment amoureux , ça n’arriverait pas, racontait Jean-Christophe. Passer sa vie à porter des masques sociaux pour pouvoir être accepté par la masse, c’est extrêmement fatiguant. » 

« J’ai pris le temps de m’asseoir et de me demander : qu’est-ce qui me va à moi?, a-t-il poursuivi. J’ai été dans des relations monogames toute ma vie, jusqu’à un moment où je me suis dit que non, ça ne fonctionne pas avec moi. J’y arrive pas. C’est pas comme ça que je veux vivre. C’est là que j’ai découvert ce qu’était que le polyamour . C’était sur le tard, en pleine crise de la quarantaine, comme on dit. » 

Et la monogamie a pris le bord. 

« Je sais plus qui a dit ça, mais on a deux vies : une vie normale et la deuxième vie qui commence quand on se rend compte qu’on en a qu’une », a philosophé Jean-Christophe.

Infidélité ou trop-plein d’amour

L’intérêt envers la non-monogamie se traduit parfois par l’infidélité (ou l’envie d’être infidèle), même si on se sent encore en amour avec notre partenaire. Lorsqu’on ne sait pas comment articuler ses besoins, comment en parler à son ou sa partenaire, il arrive que l’on se blesse ou que l’on blesse les personnes qu’on aime. Aussi douloureuse que puisse être cette blessure, elle peut parfois nous aider à mieux comprendre notre identité.

« Pour moi, c’est arrivé alors que je fréquentais mon premier chum, confie Léa, chercheuse en sexologie au Club Sexu. Je commençais à développer des sentiments amoureux pour quelqu’un d’autre en même temps. Éventuellement, je l’ai trompé. Ça a remis en question la notion de “quand t’es vraiment en amour, tu devrais avoir des œillères sur tout le reste!”. Je me sentais encore en amour avec le premier! Je me rappelle avoir explicitement demandé, à moi et à mes partenaires : “Pourquoi il faut que je choisisse? Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas juste tous être ensemble?” ».

Les questions se sont enchaînées au fil des relations avec le constat que d’autres personnes attiraient son attention.

« J’étais aussi tombée sur un livre, Sex at Dawn. Ça parle de non-monogamie en général, mais d’une perspective évolutionniste. Ça m’avait ouvert les yeux à : “Ça se peut, ça existe”. C’est comme si on m’avait confirmé que je ne suis pas une mauvaise personne si je pense ça. Et j’ai décidé de prendre cette permission. »

Soudainement, ce n’était plus une idée qui vivait dans son imaginaire à elle seule. Désormais, Léa venait de réaliser qu’elle pouvait elle aussi mener cette vie dans laquelle d’autres s’épanouissent. 

« Ça fait 10 ans. Et depuis ce temps-là, c’est ça que je veux. Y’a personne qui peut me faire changer d’idée. » 

Des indices précurseurs 

Puisqu’on est constamment exposé·e à des modèles monogames, rares sont les personnes qui arrivent du jour au lendemain avec cette idée de fréquenter plusieurs personnes simultanément.

« Quand je repense à mes relations à posteriori, j’ai vraiment l’impression qu’il y a beaucoup de signes ou de moments où il y avait quelque chose que je sentais bien qui ne fittait pas tant, explique Sara Mathieu-C., chercheuse en sexologie au Club Sexu. Ou quelque chose qui me rendait inconfortable dans des relations traditionnelles. J’ai beaucoup trop de plaisir à bifurquer de la norme dans toutes les sphères de ma vie, alors inévitablement, ça va s’exprimer dans mes relations. » 

Sara reconnaît que ses recherches et ses lectures sur la non-monogamie ont eu une importante incidence sur son parcours, afin de se sentir empowered. « Ça aiguise ton recul critique. Ça aide à aider les autres aussi », souligne-t-elle.

Quelles questions se poser?

« Il y a eu un moment, je me souviens, où je trippais vraiment fort sur une fille », racontait au Club Discu MP Boisvert, autrice du roman Au 5e et gestionnaire chez Coopération Canada. « Rapidement, elle m’avait dit : “Je sais que c’est quelque chose que tu as étudié, mais moi, le polyamour je peux pas.” Sur le coup, j’étais tellement into her que j’étais comme : “Non, non, je vais être monogame pour toi. Ça va être correct.” (rires) » 

« Pour différentes raisons, ça n’a pas fonctionné, mais je suis contente que ça n’ait pas fonctionné, confie-t-elle. À mesure que ma vie avance, je réalise que je ne pourrais pas revenir en arrière et avoir des relations monogames. »

« Mes ami·e·s monogames m’ont souvent dit qu’ils et elles avaient le stress de se mentir . Il y a un peu ce discours sous-jacent que la nature de l’être humain, c’est d’être avec plein de gens. Je sais que certain·e·s disaient : “Moi, je fais une grande réflexion dans ma vie et je réalise que la monogamie, ça va très bien pour moi, alors je vais poursuivre là-dedans”. Tout le monde devrait se poser des questions sur les normes et les impositions qui sont sur elles. Dans mon cas c’était ça, j’ai été monogame, j’ai même été mariée quand j’étais assez jeune … En fait, beaucoup de problèmes dans ma vie auraient été réglés si j’avais compris plus tôt que ça ne marchait pas, pour moi, la monogamie . »

MP a poursuivi son explication avec plusieurs pistes pour guider les réflexions des personnes intéressées par la non-monogamie, sur l’importance d’entretenir des questionnements identitaires pour s’émanciper tout au cours de sa vie.

« On peut approcher une introspection à n’importe quel âge sur son identité globale, relationnelle et sexuelle. Avant même de parler de sexualité, on doit se demander : ai-je envie d’en vivre? Puis-je et ai-je le désir d’être en relation? C’est impossible que les désirs restent stagnants pour toujours. » 

Sur la nature de l’identité des individus, MP dressait un parallèle avec de l’encre qui tombe dans l’eau : « Ça fait une forme, ça fluctue. C’est ça, au fond, notre identité. »

Avec un peu d’habitude

Entretemps, aux personnes qui ont besoin de le lire, on ne se le dira jamais assez souvent, mais faites preuve de douceur et de bienveillance envers vous-mêmes. Personne n’est à l’épreuve des faux pas et des erreurs. C’est important de les identifier et de les communiquer. Il n’existe pas de raccourci. On ne peut pas espérer devenir spécialiste de la non-monogamie en une nuit, ou après la lecture de cet article. Apprivoiser le sentiment de désir pour plusieurs personnes sans éprouver de culpabilité, de honte, ça prend du temps et de l’expérience.

Donnez-vous plusieurs chances. Il faut le vivre, s’ajuster, nommer ses besoins, revisiter les règles, discuter de nos limites, prendre des pauses, demander de l’aide, consulter un·e sexologue, célébrer les petites victoires, pleurer les peines et se lever le lendemain matin pour faire mieux, nourrir sa réflexion d’échanges avec d’autres personnes et, surtout, apprendre à faire preuve d’indulgence envers soi. 

Et comme le disait l’auteur américain Richard Matheson : « Comme il est facile d’admettre l’invraisemblable avec un peu d’habitude. »

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