CRIPHASE

Pourquoi les hommes victimes d’abus sexuels préfèrent garder le silence?

Résumé

Même s’ils ne font pas partie des populations les plus à risque de subir des abus sexuels, les hommes aussi peuvent en être victimes. Ils sont par contre nombreux à ne pas le reconnaître. On vous explique pourquoi dans cet article.

Cet article est présenté par CRIPHASE.

Traumavertissement : agressions sexuelles, tentatives de suicide

Il aura fallu 52 ans à Léo-Paul avant qu’il se sente à l’aise de se confier à une amie sur l’abus sexuel qu’il a vécu. Mathieu, lui, a attendu 20 ans avant d’entamer une démarche pour soigner les blessures qu’il traîne depuis son agression sexuelle. Ils sont loin d’être des cas isolés. On en parle avec Line Ouellet, travailleuse sociale, psychothérapeute et responsable du développement clinique au Centre de ressources et d’intervention pour hommes abusés sexuellement et leur entourage (le CRIPHASE) depuis 20 ans.

Environ un homme sur six serait victime d’agression sexuelle au cours de sa vie (Gouvernement du Québec, 2001). De ce nombre, la grande majorité ne le reconnait pas avant plusieurs années, voire jamais.

« Les vrais hommes ne se font pas abuser »

« Environ quatre hommes sur cinq (Vaillancourt-Morel et al., 2016) qui ont vécu un abus sexuel à l’enfance ne le reconnaissent pas », partage Line Ouellet. Elle ajoute que s’il en est ainsi, c’est entre autres à cause de la socialisation des hommes.

La masculinité « traditionnelle » veut que l’homme ne se confie pas, qu’il n’ait pas d’émotions et qu’il ne démontre aucune « faiblesse ». Line Ouellet explique que c’est entre autres pour ça que les hommes ont de la difficulté à se percevoir comme victime ou à parler des abus qu’ils ont vécus. « Selon ce qu’on observe au CRIPHASE, les hommes attendent en moyenne 40 ans avant de venir chercher de l’aide », souligne-t-elle.

Elle ajoute : « Il n’y a rien de faible à avoir été victime d’abus sexuel. Au contraire, c’est très fort de prendre la parole et d’aller chercher de l’aide.»

« Ce sera notre petit secret »

Léo-Paul et Mathieu sont tous les deux allés chercher de l’aide auprès du CRIPHASE plusieurs années après avoir vécu un abus sexuel.

Léo-Paul est né sur une ferme, dans un rang de campagne. Il a fait son primaire dans une école qui comptait tout au plus 30 étudiant·e·s, parmi lesquel·le·s on retrouvait plusieurs membres de sa famille. Dans les années 60, âgé de 13 ans, il a déménagé à Chambly pour suivre son cours classique dans une école de 600 personnes.

À l’époque, chaque étudiant·e avait un conseiller spirituel, soit une personne qui l’accompagnait lors de son passage au séminaire pour s’assurer que tout se passe bien et, comme son titre professionnel le suggère, le conseiller sur son parcours. Un adulte à qui on se confiait et en qui on avait confiance, soit tout le contraire du conseiller spirituel de Léo-Paul. Celui-ci, après quatre rencontres, s’est mis à l’embrasser et à le caresser sous la ceinture, prétextant que c’est le genre de chose auquel les enfants jouent entre eux. Au bout de quelques rencontres, Léo-Paul a décidé de changer de conseiller spirituel.

« Si les hommes sont aujourd’hui plus nombreux à dénoncer leur agresseur, ce n’était pas du tout le cas dans les années 60, alors que la religion était très importante et que les seules choses qu’on entendait sur la sexualité, c’étaient les péchés », se confie Léo-Paul.

Il a par la suite passé toute sa vie, précisément 52 ans, à tenter d’enfouir son secret à coups de semaines de 60 à 70 heures de travail pour essayer d’oublier. Il est passé par de nombreuses dépressions, dont une pour laquelle il a dû être hospitalisé plusieurs jours avant de révéler son secret pour la première fois en 2003.

« Tu l’as cherché »

Avant de faire ce qu’il appelle son « coming out », Léo-Paul a vécu toute une vie en ayant de la difficulté à gérer et à exprimer ses émotions. C’est le même son de cloche chez Mathieu.

Mathieu avait 12 ans quand il a été abusé par son ami d’enfance. Encore aujourd’hui, il a de la difficulté à se souvenir précisément de ce qui s’est passé… un peu comme si son cerveau cherchait à oublier pour le protéger. Il se souvient par contre qu’il y a eu plusieurs fois.

L’ami en question a commencé par le toucher à des endroits qui le rendaient mal à l’aise « pour jouer ». La dernière fois que c’est arrivé, l’ami de Mathieu l’avait séquestré dans une pièce en bloquant la porte avec une chaise.

Quand Mathieu a rassemblé tout son courage pour avouer à son ami qu’il n’était pas à l’aise, son ami s’est mis à le blâmer, à le rejeter et même à l’intimider. Cet ami, qui faisait partie de la « clique des populaires », a passé tout son secondaire à intimider Mathieu après qu’il a tenté d’aller chercher de l’aide auprès du travailleur social de l’école.

« À cause de ça, j’ai longtemps associé “aller chercher de l’aide” à “ils vont me dire que c’est ma faute et m’insulter”. »

Line Ouellet explique que plusieurs des hommes qu’elle rencontre dans le cadre de sa pratique se sont retrouvés dans des relations de pouvoir desquelles ils ont essayé de s’extirper à plusieurs reprises. À force de ne pas y arriver, certains d’entre eux ont fini par penser qu’ils ne s’en sortiraient jamais. Et quand on pense qu’on ne peut s’en sortir, on n’a pas le réflexe d’aller chercher de l’aide auprès de ressources disponibles.

Mathieu a passé son secondaire à enchainer les tentatives de suicide parce qu’il n’était plus capable de supporter ce qu’il traversait. Il a passé les 20 dernières années de sa vie à porter un masque face aux autres, à constamment se remettre en question, à s’interroger sur son identité et son orientation sexuelle et à choisir ses relations intimes pour compenser. « Je sortais avec des filles qui avaient besoin de moi et je devenais un peu dépendant de leur bonheur parce que tout seul, je pensais que je ne méritais pas d’être heureux. »

Après plusieurs tentatives infructueuses pour trouver de l’aide (lire : parce qu’il n’existe pas beaucoup de ressources pour les hommes et que celles-ci n’arrivent pas à répondre à la demande en hausse), il a finalement réussi à en obtenir en cognant à la porte du CRIPHASE. Un groupe de soutien et une séance d’aide individuelle à la fois, il réapprend tranquillement à s’aimer.

« T’aurais pu te défendre »

Quand je lui demande ce qu’il dirait au Mathieu de douze ans s’il avait la chance de lui parler, Mathieu s’empresse de me répondre : « Je lui dirais que j’ai essayé du mieux que je peux de me sortir la tête de l’eau et que même si ça a pris du temps, aujourd’hui, je suis devenu la personne qui me rend fier. Pis c’est ce qui compte au final : faire de son mieux. »

Line Ouellet mentionne que Mathieu et Léo-Paul sont loin d’être des exceptions et que plusieurs hommes qui vont chercher de l’aide ont peur d’être perçus comme des enfants sans défense. Ce qu’ils oublient, c’est qu’ils étaient des enfants au moment de l’abus.

« Mais quand l’abus arrive à l’âge adulte, ce n’est pas rare que les hommes se fassent dire qu’ils auraient pu se défendre et qu’on leur demande pourquoi ils ne l’ont pas fait », explique-t-elle. Et la culpabilisation qu’on fait ressentir à ces hommes par ce type de réaction stigmatisante est un autre facteur qui les freine à en parler. Ça, et le manque de modèles masculins positifs qui défient les conventions traditionnelles de la masculinité.

« Plus les émissions de télévision, les séries et les films vont présenter des hommes qui consultent, qui se confient, qui sont à l’aise de partager leurs émotions, plus les hommes vont se sentir à l’aise de le faire. Ils ont besoin de modèles », estime la travailleuse sociale.

Aujourd’hui, ce sont tous les Léo-Paul et les Mathieu, ces modèles. Et non, ce n’était pas à eux de se défendre

Envie d’en apprendre plus sur les particularités entourant les abus sexuels chez les hommes ou les services qu’offre le CRIPHASE? Consulte le site web de l’organisme dès maintenant.

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