Peut-on développer une dépendance à la pornographie?

Les annotations incluses dans ce texte ont été rédigées par Mélodie Nelson, autrice et ancienne travailleuse du sexe.

Nombreux sont les articles de presse (et même les articles scientifiques!) documentant les dangers et les méfaits de la pornographie et conseillant aux gens de s’en méfier. On raconte notamment que la porno endommage le cerveau et peut mener à la dépendance. Même Billie Eilish a témoigné des effets négatifs qu’a eus la consommation de la pornographie sur son bien-être!   

Étant donné que ce genre de discours n’a rien de nouveau et que la sexualité a historiquement été chargée de tabous, de croyances et de craintes non fondées (Horowitz, 2002), j’avoue être sceptique face à ces affirmations. 

Mais ai-je raison de l’être? Qu’en dit la recherche? 

La consommation de pornographie change-t-elle notre cerveau?

Certains des articles avertissant les gens des effets néfastes et dangereux de la pornographie soutiennent que sa consommation « rewires the brain » (transforme le cerveau), causant ainsi un « dommage » permanent. 

Le problème avec cet argument est que tout – littéralement tout – « rewires the brain » (Doidge, 2007). Tous les jours, notre cerveau est constamment en train de changer; de former et de perdre des connexions neuronales. Toute expérience et tout apprentissage – tomber en amour, apprendre une deuxième langue, subir un acte de violence, name it – transforme la neurologie du cerveau, notamment (mais pas uniquement) quand ils sont répétés. 

Même en lisant ce texte, votre cerveau subit des changements en raison de l’action de la lecture et de l’assimilation de son contenu. Voilà pourquoi il est donc totalement normal de trouver des différences cérébrales entre les personnes consommant de la porno et celles qui n’en consomment pas (Love et al., 2015). Et si on peut apprendre puis oublier une langue, on peut également connaître une hausse puis une baisse d’intérêt pour la porno.  

Alors pourquoi s’acharne-t-on sur ce discours quand vient le temps de parler de pornographie et non pas, par exemple, quand on parle de bilinguisme? Probablement parce que le premier est teinté de tabous, de méconnaissances et de jugements moralisateurs, tandis que le second ne l’est pas. Tout simplement. 

Peut-on devenir « accro » à la porno?

Tout comme certaines personnes croient que l’on peut devenir « accro » aux vibrateurs, plusieurs croient que l’on peut devenir « accro » à la pornographie, surtout si on en consomme « trop ».

En automne 2021, dans le cadre du Défi 1 mois sans porno, le Club Sexu a publié un sondage sur les réseaux sociaux, auquel 454 abonné·e·s ont participé. Selon les résultats, plus de la moitié des gens (57 %) ont rapporté bien se sentir par rapport à la fréquence de leur consommation de pornographie, tandis que 35 % ont indiqué se sentir ambivalents, et 8 %, mal. 

Les personnes se sentant ambivalentes ou mal ressentaient de la honte ou de la culpabilité à l’égard de leur consommation de pornographie. Elles se sentaient dépendantes de la pornographie ou avaient peur de le devenir. Elles se questionnaient par rapport à la normalité de leur fréquence de consommation et craignaient que celle-ci mène à des problèmes sexuels avec leur·s partenaire·s.

En revanche, les gens se sentant bien par rapport à leur fréquence de consommation de porno ont indiqué que c’était justement le cas parce qu’ils ne ressentaient pas le besoin d’en consommer pour se masturber ou pour éprouver du plaisir, et parce qu’ils percevaient que leur consommation était peu fréquente ou non excessive. Bref, ils se sentaient bien parce qu’ils ne se percevaient pas comme dépendants à la porno. Et, surprise surprise, selon nos analyses, plus les gens rapportaient consommer de porno, moins ils se sentaient bien par rapport à la fréquence de leur consommation. 

La question de la dépendance à la porno est donc bien présente chez les gens. Cependant, les diagnostics de « dépendance sexuelle » et de « dépendance à la pornographie » n’existent ni dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V) ni dans la Classification internationale des maladies (ICD-11), étant donné le manque d’évidences scientifiques démontrant qu’ils soient des troubles distincts. 

Mais alors, comment se fait-il que plusieurs personnes rapportent vivre une dépendance à la pornographie qui leur cause beaucoup d’angoisse?

L’importance des attitudes et de la moralité 

Turns out que le contexte moral dans lequel la pornographie est consommée y est pour beaucoup. Selon Fisher et ses collègues (2019), certains traits individuels, tels que l’impulsivité et un penchant pour les sensations fortes (yeehaw!), peuvent rendre une personne plus susceptible de consommer de la pornographie de manière dérégulée, et le fait de consommer « beaucoup » de porno peut ensuite avoir des impacts directs sur son bien-être et sur sa vie relationnelle. 

Souvent, la personne va relier les points et conclure que la pornographie est la source de ses problèmes. Cependant, selon Fisher et ses collègues, la vraie source serait plutôt la dissonance morale de la personne : le fait qu’elle consomme de la porno et qu’elle en tire un plaisir, tout en ayant des attitudes négatives envers la pornographie. Cette dissonance morale mènerait la personne à percevoir qu’elle a un « problème de consommation pornographique » et à vivre la détresse psychologique qui vient avec. 

Selon d’autres études, ces spécialistes ne seraient pas à côté de la plaque.

La recherche montre un lien robuste entre la religiosité et la perception d’être « dépendant·e » à la porno (De Jong et Cook, 2021; Grubbs et al., 2015; Volk et al., 2016). En passant, ces résultats persistent en tenant compte de la fréquence de consommation de pornographie! Dit autrement, ce n’est pas vraiment la fréquence de consommation de pornographie comme telle qui détermine qu’une personne va se sentir plus (ou moins) accro à la porno, mais plutôt son degré de religiosité.

Dans la même ligne de pensée, les effets négatifs de la porno sur la satisfaction sexuelle dépendraient du contexte moral dans lequel elle est consommée (De Jong et Cook, 2021; Floyd et al., 2020; Perry et Whitehead, 2019). Selon l’étude de Perry et Whitehead (2019), la satisfaction sexuelle des hommes non religieux ne serait pas affectée par leur consommation de pornographie, contrairement à celle des hommes religieux. Même avoir des attitudes négatives envers la pornographie qui ne sont pas fondées dans des croyances religieuses serait associé à des impacts négatifs sur sa vie relationnelle (Maas et al., 2018).

Le lien est intuitif et logique : si on pense que la porno, c’est mal, c’est normal de vivre de la honte et de la culpabilité à l’égard de sa consommation. Et, big surprise, il ne manque pas de recherches démontrant un lien entre l’insatisfaction sexuelle et la honte et la culpabilité sexuelles, notamment chez les gens religieux (Hackathorn et al., 2016; Marcinechová et Záhorcová, 2020).

La honte et la culpabilité ont une présence non négligeable dans le rapport que plusieurs personnes entretiennent avec leur consommation de porno, mais surtout avec son contenu. Selon les données de notre propre sondage, bien que plus de la moitié des gens (57 %) aient rapporté bien se sentir par rapport à ce dernier, un tiers (33 %) ont indiqué se sentir ambivalents, et 10 %, mal. Les personnes se sentant ambivalentes et mal ont surtout rapporté ressentir de la honte ou de la culpabilité à cause de l’importante divergence entre leurs valeurs personnelles et leurs fantasmes, leurs désirs et leurs intérêts sexuels, lesquels sont représentés dans la pornographie qu’ils consomment (bonjour, dissonance morale!).

Plus spécifiquement, toujours selon les résultats de notre sondage, les personnes se sentant mal par rapport au contenu de la pornographie qu’elles consomment sont significativement plus susceptibles d’avoir rapporté aimer consommer des scènes présentant des jeux de pouvoir physiques ou psychologiques que les personnes se sentant ambivalentes et bien. De même, les personnes se sentant ambivalentes sont plus nombreuses à avoir rapporté aimer consommer des scènes présentant des thématiques non normatives (par exemple, des fétiches) que les personnes se sentant bien. 

Pourtant, ces deux types de fantasmes (jeux de pouvoir et thèmes non normatifs) ne sont pas rares. Selon une étude, seulement 4 % des hommes et 7 % des femmes n’ont jamais eu ce premier fantasme, tandis que près de la moitié des gens ont rapporté avoir déjà eu le second (Lehmiller, 2018). Si vous vous reconnaissez dans ces fantasmes, soyez rassuré·e : vous n’êtes clairement pas seul·e! 

Bref, il semblerait que le problème n’est pas la porno en soi, mais bien les attitudes socioculturelles moralisatrices et négatives par rapport à la sexualité.

  • Anderson P., Boteach S. (2016), Take the Pledge: No More Indulging Porn. Wall Street Journal. https://www.wsj.com/articles/take-the-pledge-no-more-indulging-porn-1472684658

    Collins B., Zadrozny B., (2017), The Man Who Wants to Tax Porn Thinks His Past Assault Case Is “Fake News”. The Daily Beast. https://www.thedailybeast.com/porn-filter-campaigner-has-been-convicted-of-harassment-and-assault

    De Jong, D. C. et Cook, C. (2021). Roles of religiosity, obsessive–compulsive symptoms, scrupulosity, and shame in self-perceived pornography addiction: A preregistered study. Archives of Sexual Behavior, 50(2), 695-709. https://doi.org/10.1007/s10508-020-01878-6

    De Montaigu, T. (2015) Voyage autour de mon sexe. Grasset.

    Doidge, N. (2007). The brain that changes itself: Stories of personal triumph from the frontiers of brain science. Penguin Books.

    Doucet. P. (2020). Ces tabous tenaces. La masturbation, la pornographie et l’éducation. Québec Amérique.

    Fisher, W. A., Montgomery-Graham, S. et Kohut, T. (2019). Pornography problems due to moral incongruence. Archives of Sexual Behavior, 48(2), 425-429. https://doi.org/10.1007/s10508-018-1291-7

    Floyd, C. G., Landa, S., Saunders, M. A. et Volk, F. (2020). The moderating influence of moral disapproval of pornography on couples’ sexual and relationship satisfaction. Journal of Sex & Marital Therapy, 46(7), 660-682. https://doi.org/10.1080/0092623X.2020.1783409

    Gallop C. (2016) Pamela Anderson is wrong: we shouldn’t stop watching porn. We just need to change our attitude towards it. Independent. https://www.independent.co.uk/voices/pamela-anderson-is-wrong-we-shouldn-t-stop-watching-porn-we-just-need-to-change-our-attitude-towards-it-a7221621.html

    Grubbs, J. B., Exline, J. J., Pargament, K. I., Hook, J. N. et Carlisle, R. D. (2015). Transgression as addiction: Religiosity and moral disapproval as predictors of perceived addiction to pornography. Archives of Sexual Behavior, 44(1), 125-136. https://doi.org/10.1007/s10508-013-0257-z

    Hackathorn, J. M., Ashdown, B. K. et Rife, S. C. (2016). The sacred bed: Sex guilt mediates religiosity and satisfaction for unmarried people. Sexuality & Culture, 20(1), 153-172. https://doi.org/10.1007/s12119-015-9315-0

    Horowitz, H. L. (2002) Rereading sex: Battles over sexual knowledge and suppression in ninteenth-century America. Knopf.

    Kipnis L.(2015), “Comment se saisir de la pornographie?”, dans F. Voros (dir), Cultures pornographiques.Anthologie des porn studies. Éditions Amsterdam. 29-42.

    Lehmiller, J. J. (2018). Tell me what you want: The science of sexual desire and how it can help you improve your sex life. Da Capo Lifelong Books.

    Ley, D., Prause, N. et Finn, P. (2014). The emperor has no clothes: A review of the ‘pornography addiction’model. Current Sexual Health Reports, 6(2), 94-105. https://doi.org/10.1007/s11930-014-0016-8

    Love, T., Laier, C., Brand, M., Hatch, L. et Hajela, R. (2015). Neuroscience of Internet pornography addiction: A review and update. Behavioral Sciences, 5(3), 388-433. https://doi.org/10.3390/bs5030388

    Maas, M. K., Vasilenko, S. A. et Willoughby, B. J. (2018). A dyadic approach to pornography use and relationship satisfaction among heterosexual couples: The role of pornography acceptance and anxious attachment. The Journal of Sex Research, 55(6), 772-782. https://doi.org/10.1080/00224499.2018.1440281

    Marcinechová, D. et Záhorcová, L. (2020). Sexual satisfaction, sexual attitudes, and shame in relation to religiosity. Sexuality & Culture, 24(6), 1913-1928. https://doi.org/10.1007/s12119-020-09727-3

    Maltz W. et Maltz L. (2010), The Porn Trap: The Essential Guide to Overcoming Problems Caused by Pornography, Harper Collins.

    Perry, S. L. et Whitehead, A. L. (2019). Only bad for believers? Religion, pornography use, and sexual satisfaction among American men. The Journal of Sex Research, 56(1), 50-61. https://doi.org/10.1080/00224499.2017.1423017

    Villarreal, D. (2018, 20 mars). Inside the troubling history of Chris Sevier, the anti-gay activist, who wants to marry his laptop. Hornet. https://hornet.com/stories/chris-sevier-marry-a-laptop-2/

    Volk, F., Thomas, J., Sosin, L., Jacob, V. et Moen, C. (2016). Religiosity, developmental context, and sexual shame in pornography users: A serial mediation model. Sexual Addiction & Compulsivity, 23(2-3), 244-259. https://doi.org/10.1080/10720162.2016.1151391

Si la lecture de cet article a titillé ta curiosité, il y a un épisode de notre balado À quoi tu jouis? qui aborde les mythes et réalités de la pornographie.