Fétichisation sexuelle : la couleur comme fantasme

On appelle « fétichisation » ou « racisme sexuel » l’objectification du corps et de l’existence des minorités, mélange de fantasme et de déshumanisation. Selon l’origine, l’orientation sexuelle ou les rapports de domination, cette fétichisation peut prendre des formes multiples et exercer une violence tantôt subtile, tantôt brutale. 

Nabil, Celianthe et Thibault nous en livrent les récits de lassitude, de révolte et d’introspection.

Nabil

Pour Nabil, jeune algérien bisexuel, l’application Grindr a toujours été un terrain miné. Depuis son inscription, il ne passe pas un jour sans qu’un utilisateur ne l’approche uniquement pour « avoir de l’arabe ». Il ne saurait non plus compter le nombre de fois où il a lu sur un profil la mention « rebeus only ».

Lorsqu’un utilisateur établit un premier contact avec lui, c’est rarement pour lui demander comment il va ou quelles sont ses envies, mais plutôt : « T’es arabe? »

« La question de l’origine est omniprésente, témoigne Nabil. Et je ne pense pas que si un Blanc parlait à un autre Blanc, elle reviendrait. » D’autant plus qu’elle n’est jamais innocente, car toujours liée à un cliché racial bien particulier : celui de l’arabe de cité, cette « brute » qui vit nécessairement dans une banlieue défavorisée, ne porte que des survêtements de sport et ne respire que la brutalité. 

On exige souvent de Nabil qu’il corresponde à cette déformation perverse de la réalité. « On m’a déjà demandé qu’on se voie dans une cave, que je mette un jogging et des baskets », répète-t-il, en réfléchissant aux requêtes récurrentes. « Il y a même un gars qui m’a demandé s’il pouvait ramener un de ses amis arabes… Il voulait littéralement être pris en sandwich par des rebeus. » 

La fétichisation sexuelle n’est donc pas un mythe : il existe réellement des personnes pour qui le fétiche porte sur un groupe ethnique tout entier.

Une menace venant de l’intérieur

Pour Nabil, il existe un vrai racisme au sein de la communauté LGBTQ+, sur lequel personne ne veut vraiment mettre le doigt. « C’est très subtil », souligne-t-il. Et pour cause, de nombreux stéréotypes se retrouveront rebaptisés « kinks » , comme pour en diluer la dangerosité. On projettera alors sur l’homme arabe « des délires d’hommes virils et machos » qui s’accompagneront aussitôt d’un fantasme de « sexe violent » et d’un rapport domination/soumission. 

« J’ai l’impression que la fétichisation [raciale] est beaucoup plus présente dans la communauté gaie que dans la communauté hétérosexuelle », estime Nabil.

Elle y est beaucoup plus brutale également, de ce qu’il a pu constater. Lorsqu’un homme gai blanc voudra être avec un homme arabe ou noir, il ne sera pour lui qu’un sex toy pour « assouvir [un] besoin » dans une fenêtre temporelle donnée. 

« Ils ne voient pas en moi une personne, conclut Nabil. Et je ne pense pas qu’il y aura un jour, dans la communauté gaie, où on me verra comme tel. »

Celianthe

« On nous ramène toujours à nos attributs. » Voici ce que conclut Celianthe, jeune femme ivoirienne, après avoir longtemps expérimenté la scène amoureuse québécoise en tant que femme noire. Si elle n’a pas automatiquement de « grosses fesses », elle possède alors des « lèvres de suceuse ». Il lui est presque impossible d’exister sans être ramenée à sa couleur de peau et aux stéréotypes dégradants qui y sont constamment projetés.

Il n’y a pas de fétichisation flatteuse. Lorsque Celianthe entend le fameux « once you go black, you never go back » (que l’on peut approximativement traduire par : « une fois que tu sors avec un·e Noir·e, tu ne reviens pas en arrière ») ou encore « moi, j’aime ça, les personnes différentes et exotiques, parce qu’au Québec, c’est trop blanc », elle ne se sent pas valorisée par ce qui semble être voulu comme un compliment. Bien au contraire.

Car là encore, la couleur de peau est un accessoire valorisé par sa différence. Celianthe devient un trophée exotique à exhiber et à admirer de loin. C’est sur la base de ce constat que l’étudiante parvient à définir la fétichisation, sexuelle ou non, comme « le fait d’aimer être avec des personnes noires sans prendre en considération ce qu’elles vivent ». 

Cette objectification se suit souvent d’une incapacité à voir la femme noire comme une personne dont la couleur contient des multitudes. Elle n’a pas d’individualité et n’est qu’un modèle façonné dans l’esprit des autres à l’aide d’une avalanche de biais raciaux. 

Par conséquent, le choc est toujours grand lorsque des gens fétichistes sont confrontés à un objet de fantasme dépassant le cadre de leur vision stéréotypée.

« Quand ils voient, par exemple, une Africaine qui parle bien le français, qui sait bien s’exprimer, ils ont un bogue », relate Celianthe, pour l’avoir vécu.

Quand ils rencontrent une femme noire qui n’est aucunement adepte de la fellation, même « erreur 404 ». 

La couleur de l’isolement

Le pan opposé à cette obsession malsaine est celui du rejet. Lorsque Celianthe se rend sur Tinder, elle n’a « pas beaucoup de matchs ». Pourquoi? En raison du colorisme, cette discrimination sociale et raciste favorisant les personnes plus claires de peau. L’étudiante se retrouve donc coincée entre deux feux, sa couleur de peau tantôt sujette aux fantasmes, tantôt critère d’ostracisme. 

Celianthe refuse d’être enfermée dans cette prison. Toutefois, lorsqu’elle voit autour d’elles de nombreuses femmes noires silencieusement accepter cette condition, une partie d’elle les comprend. « Elles vivent du colorisme et c’est rare qu’on leur donne de l’attention », dit-elle. Par conséquent, elles acceptent une fétichisation qui ne fait qu’encourager les stéréotypes des personnes qui les leur font subir, et ainsi ce triste cercle vicieux continue.

Pour Celianthe, dans ce problème, « tout le monde a sa part de responsabilité » : la pop culture pour l’image hypersexualisée et systématique « des femmes noires huilées sur des bécanes », les concernées qui laissent consciencieusement passer tout comportement fétichiste à leur égard et, bien sûr, ceux et celles qui les perpétuent, même par ignorance. 

Celianthe vit à Québec, une ville majoritairement blanche où l’entre-soi agit comme terreau de cette ignorance. « Ils n’ont rien connu d’autre », explique-t-elle. Mais à ses yeux, ce n’est pas une raison valable, surtout à l’ère d’Internet et du mouvement Black Lives Matter, qui a mis le racisme en avant-plan de la société.

Ouvrir le débat 

Le vrai problème, selon Celianthe, est souvent le manque de bonne foi. Personne ne veut s’éduquer ou simplement se remettre en question sur ses propres penchants.

« [Ces gens] n’ont pas le réflexe de se poser la question : “Est-ce que je l’aime parce qu’elle est noire ou juste parce que je l’aime?”, souligne-t-elle. C’est rare qu’ils admettent qu’ils ont des biais. »

Le scénario le plus fréquent est même celui de se penser « woke » ou ouvert·e d’esprit en « ne voyant pas les couleurs de peau ». Or, comme l’explique Celianthe, « la seule raison pour laquelle ils t’apprécient, c’est justement à cause de ta couleur de peau ». 

Un autre dilemme vient du fait de préférer les Noir·e·s en raison de leurs formes et de leur culture, qui seraient supposément supérieures. « Mais il y a aussi des Blancs qui ont les deux, puis là, on me répond : “Oui, mais c’est pas pareil”, relève Celianthe. Qu’est-ce qui n’est pas pareil? La couleur de peau. » On y revient toujours. Il apparaît donc plus crucial que jamais de rendre ces personnes sensibles à l’impact de leurs comportements. 

Thibault

C’est au cours d’une discussion avec sa meilleure amie que Thibault s’est rendu compte d’une chose : « Les personnes avec qui je me sens le plus safe et envers qui je suis le plus attiré ont presque toujours été des personnes racisées. » Thibault est un homme blanc, gai, mais plus le temps passe et moins il arrive à se sentir en confiance auprès de ses semblables. « À chaque fois, ils sont à “ça” de la blague de trop », continue-t-il, ayant essuyé une légion de commentaires sexualisant sa petite taille ou le renvoyant à de l’homophobie intériorisée. 

Fait toutefois intéressant : sur les applications de rencontre, ce sont toujours les personnes racisées qui entament la conversation. Lui ne parle jamais à personne en premier. Et ça aussi, il a essayé de le comprendre. 

Renverrait-il en retour l’image sécure qu’il cherche chez les autres? En lui, les personnes racisées trouvent-elles un homme blanc sans l’habituel bagage toxique et unsafe qui, d’accoutumée, les ferait fuir? Malgré ces introspections, Thibault fait toujours attention à ne pas tomber dans ce qu’il appelle le « not all white », soit le fait de se penser comme l’exception parfaite de toute sa communauté.

La charité raciale

« Il y a une fétichisation dont on parle moins dans la communauté gaie, poursuit Thibault. C’est celle de parler ou de sortir avec une personne racisée comme pour dire : “T’as vu, je suis pas un raciste, moi.” »

Il compare cette fétichisation démonstrative enrobée de bien-pensance au fait d’aborder une personne noire avec comme pick-up line : « Hey, regarde, j’ai mis #BlackLivesMatter dans ma bio. » 

Ce phénomène, Thibault le nomme « fétichisation de charité » et le qualifie de « violence plus pernicieuse ». Cependant, sa plus grande peur est de s’y adonner inconsciemment et que son attirance systématique pour les personnes racisées soit un syndrome du sauveur qu’il n’aurait pas encore remarqué.

Remise en question 

Pour Thibault, une préférence sexuelle n’est jamais anodine et doit systématiquement être mise en doute. Lui a toujours interrogé les siennes, même du temps lointain où il se pensait hétérosexuel. « Je pouvais voir une fille noire et dire : “Wow, je la trouve vraiment belle, mais je ne sais pas si je pourrais être avec elle” », relate-t-il. C’est en creusant ce blocage pour remonter jusqu’à son origine qu’il a découvert à quel point certaines « préférences » « viennent tout simplement du manque de socialisation ». 

Il se garde toutefois de s’autoqualifier de « blanc qui n’a plus aucun biais », « parce que déjà, si tu as vraiment déconstruit tous tes biais, tu ne le sais pas. Et puis, on ne finit pas de déconstruire tout ça », conclut-il. Ce sont des questions sur lesquelles tu ne pourras jamais arrêter de réponse. »

  • DiAngelo, R. White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism. Beacon Press, 2020.

    Epstein, R., Blake, J. J., González, T., & Georgetown University. (2017). Girlhood interrupted: The erasure of black girls’ childhood.

    Frost, P. Femmes claires, hommes foncés. Les origines du colorisme. Québec, Qc : Les Presses de l’Université Laval, 2010, 202 pages.

    GREENDIGE, K. « Why black people discriminate among ourselves: the toxic legacy of colorism», 9 avril 2019, The Guardian, https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2019/apr/09/colorism- racism-why-black-people-discriminate-among-ourselves

    Kendi, I. X. How to Be an Antiracist. New York, NY: One World, 2019.

    Lestringant, F. Faut-il en finir avec l’exotisme? Réflexions d’après-coup. Hypothèses, 2008/1 (11), p. 67-74. DOI : 10.3917/hyp.071.0067. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2008-1-page-67.htm

    Maynard, R. NoirEs sous surveillance: esclavage, répression et violence d’État au Canada. Translated by Catherine Ego, Mémoire d’encrier, 2018.

    Saad, L. F. Me and White Supremacy: Combat Racism, Change the World, and Become a Good Ancestor. Sourcebooks, 2020.

Si la lecture de cet article a titillé ta curiosité, on a deux épisodes de notre balado À quoi tu jouis? qui abordent le racisme sexuel et la fétichisation raciale.