La vue du sang ne m’a jamais dégoûté. Bien au contraire, ça m’a toujours fasciné. Quand l’infirmier·ère me demande si j’ai la frousse des aiguilles, je dis ✨non✨ pis je regarde l’aiguille me rentrer dedans. Chaque fois que j’ai l’occasion de voir mon précieux liquide, je suis invariablement ramené à l’idée que toute la complexité de mon être ne se résume qu’à une grosse poche d’organes qui travaillent de concert pour me garder en vie.

Ceci étant dit, bien que mon sang suscite en moi une étrange fascination, je n’y suis pas attaché tant que ça. Je m’en sacre un peu, à vrai dire — je m’en sacre de le voir, de le goûter, de le perdre. Je m’en sacre au point de bien vouloir le donner à qui le veut. Et, bonne nouvelle, ça adonne qu’il y a pas mal de monde avec des soucis de santé qui en auraient besoin.  

« Ben sacre-nous patience pis vas-y faire un don de sang! », me direz-vous. J’aimerais ça, sauf que je ne peux pas.

Je ne peux pas parce que je suis un homme canadien ayant des relations sexuelles avec des hommes (HARSAH). Je ne peux pas donner de sang à moins de m’abstenir de toute relation sexuelle avec un homme pendant trois mois, et ce, même si c’est avec mon partenaire de vie avec qui je suis en relation monogame.

Vous aurez compris l’ironie ici : j’ai le profil du parfait donneur de sang, mais ça m’est interdit. Quand on se voit refuser d’aider son prochain en raison de ses pratiques sexus, ça dérange.

Pour bien comprendre la complexité de cette restriction qui a pour effet de réduire le bassin de donneurs potentiels, il faut revenir un peu en arrière et se pencher sur ses origines.

Le VIH dans la communauté GBT2Q+

Dans les années 70 à 90, le VIH faisait des ravages partout sur la planète… affectant en très grande majorité les HARSAH. « Mais pourquoi!? », demanderez-vous. La réponse pourrait se limiter à ceci : à cause du sexe anal. 

S’il est faux de dire que tous les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes pratiquent le sexe anal, ça reste néanmoins chose courante. Je veux dire, le « point G » des hommes (c’est-à-dire la prostate, ou point P) est quand même accessible en s’y adonnant , ce qui est un assez bon incitatif. Cette pratique peut toutefois causer des micro-lésions chez le receveur (populairement appelé « bottom »), par lesquelles des fluides infectés (dans ce cas-ci, ceux du « top ») peuvent pénétrer dans son organisme.  

À une époque où la sensibilisation à la santé sexuelle n’était pas une priorité, c’est donc par un bien malheureux concours de circonstances et des pratiques dites plus risquées que les HARSAH ont subi les dégâts du VIH et la stigmatisation qui y est depuis associée.

Le don de sang au Canada

Comme un et un font deux, et dans la foulée du scandale du sang contaminé (ou la pire catastrophe en santé publique de l’histoire du Canada), au milieu des années 80, la Croix-Rouge canadienne introduit les formulaires d’admissibilité au don de sang. Sous prétexte de stopper une potentielle transfusion contaminée par le VIH, de nouveaux critères particulièrement restrictifs empêcheront désormais les HARSAH de donner du sang. 

Vu le contexte de l’époque, la politique d’hypervigilance de la Croix-Rouge face aux HARSAH pouvait revêtir une certaine légitimité. Je dirais que c’est un peu comme en ces temps de COVID-19 : faut fesser fort pour aplatir la courbe. Mais une fois la menace estompée, il est important de se questionner sur la pertinence de maintenir en place une politique discriminatoire implantée en pleine crise. 

Au moment de leur entrée en vigueur en 1992, ces nouveaux critères d’admissibilité sont sans appel : interdiction à vie de donner du sang pour tous les hommes ayant eu un ou plusieurs rapports sexuels avec un autre homme après 1977 (Société canadienne du sang, s.d.) Cet interdit se maintient tel quel jusqu’en 2013. Il devient alors de nouveau possible pour les HARSAH de donner du sang — moyennant une petite période d’abstinence de cinq ans. Inutile de dire que soixante mois de sexualité sans contact, je trouve ça cher payé, même pour les âmes les plus généreuses et les plus altruistes de ce monde. La période d’abstinence sera ensuite écourtée graduellement jusqu’à en arriver à la durée aujourd’hui en vigueur au Canada : trois mois.  

Pourtant, en 2020, chaque don, peu importe de quel donneur il provient, est testé pour y déceler toute une série d’ITSS potentielles : hépatites B et C, syphilis, VIH, etc. Peu importe qui vous êtes et ce que vous déclarez dans votre formulaire – du twink à la soccer mom –, votre grosse poche de sang va y passer. Pourquoi, donc, continuer d’exiger une période d’abstinence aux HARSAH lorsqu’ils désirent faire don de leurs précieux globules et plaquettes?

Un petit tour du monde nous apprend que les critères d’admissibilité au don de sang varient d’un pays à un autre.

Dans certains pays comme l’Espagne, l’Italie et le Brésil, il n’existe aucune restriction empêchant un HARSAH de donner du sang. À l’inverse, au Danemark, en France et au Portugal, la période d’abstinence requise est plus longue que celle en vigueur au Canada; elle peut s’étendre de quatre à six mois, voire même une année. Les restrictions au don de sang imposées aux HARSAH sont donc très élastiques et leur application (ou non) ne fait pas consensus.

Les comportements sexuels vs l’orientation sexuelle

Plusieurs groupes, organismes et individus se battent pour faire modifier les critères d’admissibilité au don de sang et ainsi faire lever l’interdiction aux HARSAH.

Selon Guillaume Savard, fondateur de Queer For Change, qui chapeaute le mouvement With Our Blood/Avec notre sang, les formulaires d’admissibilité sont discriminatoires et contribuent à perpétuer les préjugés envers les GBT2Q+ : « Non seulement le gouvernement fédéral, la Société canadienne du sang et Héma-Québec doivent-ils revoir les critères de sélection des donneurs, [mais] ils doivent également reconnaître publiquement les dommages réputationnels et psychologiques causés [par ceux-ci] et les répercussions sur la perception du grand public envers ces communautés. » 

Photo : withourblood.ca

Les mouvements activistes, comme All Blood is Equal ou Queer For Change, prônent une solution simple pour régler ce problème : changer le formulaire d’admissibilité pour diriger l’attention sur le niveau de risque des comportements sexuels d’une personne. Car au final, ce sont les comportements d’un individu qui le mettent à risque ou non de contracter une ITSS, pas sa prédisposition à s’envoyer en l’air avec un partenaire du même sexe. 

Où en est le débat?

À l’échelle internationale, le Royaume-Uni a annoncé qu’il comptait assouplir l’interdiction aux HARSAH de donner du sang s’ils sont en relation monogame, et ce, dès l’été 2021. Au Canada, pour l’instant, rien n’a bougé, mais le débat refait surface grâce à des activistes engagés comme Justin Ling, qui a récemment publié des documents de la santé publique canadienne décrivant la restriction comme inefficace, inutile et mal cadrée.

La Société canadienne du sang mentionne sur son site web qu’il existe actuellement 15 projets de recherche subventionnés menés en partenariat avec Héma-Québec dans le but d’étudier et de revoir le processus de sélection des HARSAH au don de sang. Les résultats de recherche à venir pourraient donc faire évoluer plus rapidement les critères d’admissibilité actuels. 

Plus près de chez nous, ce printemps, on a pu entendre notre cher François Legault, en véritable Dracula des temps modernes, nous implorer d’aller se faire siphonner le jus pour renflouer les réserves de sang du Québec. Avec mon étrange fascination pour notre fuel interne, il va sans dire que j’aimerais contribuer, mais malheureusement, ça m’est toujours interdit malgré le besoin criant…

Je pense sincèrement qu’on peut passer à une autre étape, qu’on peut surtout travailler dès maintenant à réparer les préjudices que subissent les GBT2Q+ depuis plus de 35 ans. Mon sang est légitime et j’ai hâte au jour où l’extraction de mes globules servira à autre chose qu’à mes tests de dépistage trimestriels.  

Signé : Un HARSAH qui veut aider quelqu’un à coaguler convenablement.