D’éros et de salade fraîche : entrevue avec l’artiste Carla Blanc

Notre collaborateur Justin Roy s’entretient avec Charles Lavoie afin de discuter de son nouveau projet musical solo, Carla Blanc. Son premier album, WONDERFUL, est paru à l’automne dernier. Charles était précédemment connu pour son implication au sein du trio montréalais Dear Criminals. On jase d’éros, d’identité et de salade gourmande avec lui.


JUSTIN : Coucou Charles! D’abord, un méga bravo pour ton album WONDERFUL, je l’écoute en boucle depuis plusieurs semaines, dans le bain, dans la rue, dans mon lit, avec ou sans chaussettes. Ça me donne très, très hâte à l’été. Comment vas-tu?

CARLA : Merci, ça fait toujours plaisir à entendre. Je vais super bien, j’ai marché de Villeray jusqu’au parc Laurier en écoutant de la musique de film pour ma nouvelle playlist Club Sexu! 😉

JUSTIN : Tu parles souvent de Carla Blanc comme de ton alter ego. Comme tu l’as déjà dit dans le passé, c’est un nom forgé à partir de « Karl », prénom aux racines germaniques qui signifie « virilité », et de « Blanc », nom de famille d’Erika Blanc, actrice devenue iconique grâce à son rôle principal dans le film italien Moi, Emmanuelle (film adapté du roman érotique d’Emmanuelle Arsan). Carla est donc un personnage qui défie les genres, ou du moins qui les réconcilie en une seule entité. Presque une demi-année après la sortie de ton album WONDERFUL, te sens-tu davantage réconcilié avec la part de féminité qui t’habite?

Photo par Marc Mongrain (@lepetitrusse)

CARLA : On dirait que je n’ai pas envie de parler de réconciliation. Ça signifierait que j’avais déjà ça en moi, cette féminité-là. Or, je veux m’éloigner de ce cliché millénaire voulant que l’homme aurait la femme en lui. J’ai envie de parler d’une quête, de la recherche d’une complexité, d’une plus grande poésie, d’un regard différent, peut-être aussi d’une plus grande intimité. 

Donc c’est plus le début d’une recherche qu’une réconciliation. Est-ce qu’elle commence là? Non, je ne pense pas. Où est-ce qu’elle se termine? Je n’en sais rien. Mais cette idée de chercher quelque chose en soi est importante. Et surtout, je n’ai pas la prétention de dire ce que c’est, un regard féminin (d’ailleurs, c’est quoi, la féminité?); non, je peux juste espérer y tendre! 

JUSTIN : Est-ce que tu peux me parler un peu de Carla? Est-ce que tu te sens dédoublé, plus puissant, plus complet derrière ce personnage?

CARLA : Plus complet? Peut-être. C’est sur que créer un personnage… J’hésite avec ce terme-là. Si on en comprend l’étymologie, on parle d’une persona, ou d’un masque social, mais je ne pense pas me cacher derrière un masque,  je pense plutôt que tout ça fait partie de moi. 

Je reviens à la réconciliation. Je me réconcilie peut-être avec cette partie de moi qui serait ce masque forgé par la société et nous dictant comment être un homme dans une société patriarcale.

Ce personnage-là me permet de faire une table rase, comme quand on crée un personnage au cinéma : c’est une page blanche sur laquelle je peux créer de nouveaux repères qui ne sont pas imposés par le monde extérieur. Dans le show sur lequel je travaille, il y a justement une partie de la mise en scène qui est inspirée de mon enfance. Quand j’étais enfant, j’aimais mettre le rouge à lèvres, les robes de ma mère : c’était mon costumier préféré. Bon, j’ai perdu ça un peu quand je me suis mis à jouer au hockey avec les boys, haha! Je ne savais pas ce qu’il fallait que je prouve, mais je devais évoluer avec les attentes de l’extérieur.  

JUSTIN : Tu dis qu’avec Carla, tu voulais partir à la recherche d’une féminité intérieure à travers toute cette masculinité toxique qui est en nous. Tu avais soif d’empathie, de sensibilité, de douceur. On le sent bien dans ton dernier vidéoclip, DCSLN, où tu explores une part de féminité à travers la gestuelle, les sensations, le costume, le maquillage. Ma question pour toi, c’est : comment on l’explore, cette féminité-là? Et qu’est ce que la fluidité identitaire peut faire pour nous? 

CARLA : J’ai encore un rapport très superficiel à ça… mais bon, je me lance quand même! Premièrement, je veux préciser que je ne pense pas qu’il suffit de se mettre du rouge à lèvres et de se donner un nom féminin pour pouvoir parler au nom des femmes. Après, comment explore-t-on la féminité en soi? Ben, avec curiosité, comme on explore toute chose! Par le jeu aussi. Essayer de s’ouvrir à d’autres perspectives, de lire, de consommer – dans mon cas de l’art, de la littérature écrite par des femmes –, d’écouter les femmes qui nous entourent et de leur donner la parole. Toujours se demander : qu’est-ce que les personnes concernées en disent? Qu’est ce que tel ou tel enjeu veut dire pour elles?

JUSTIN : En entrevue avec La Presse, tu plaides pour un retour de l’éros dans nos vies. D’abord, peux-tu me définir ce qu’est « l’éros » pour toi? Ça incarne quoi exactement? C’est tellement un terme ancien, un peu suranné, qu’on a souvent lu. J’aimerais savoir ce qu’il fait résonner chez toi. 

CARLA : Ouais, c’est un terme très galvaudé… (Carla hésite, puis montre ses phalanges avec le mot « éros » tatoué en grec ancien dessus). Le pouvoir de l’éros! C’est lourd, mais j’ai envie de revenir aux Grecs, pour qui l’éros était le désir – un désir amoureux qui incarnait une volonté d’aimer, une forme d’engagement à l’amour, mais pas que relationnel. Un amour mystique de la connaissance, de soi, de l’autre, un désir d’apprendre qui nécessite un engagement et du temps. On est loin de notre image du cupidon romain, bam! une flèche et c’est réglé. Il y a davantage d’action et d’engagement dans l’éros grec, d’autant plus qu’il propose que l’on unifie plutôt que l’on divise, bref que l’on dépolarise notre conception du monde. Évidemment, faire ça, c’est d’une complexité infinie.

Je pense que dans toute forme de savoir ou d’apprentissage, il y a un engagement, un éros qui nous habite. Qui dit apprentissage, amour, engagement, dit temps. Donc ouais, l’éros amène un étroit rapport au temps. 

JUSTIN : Où penses-tu qu’il est passé, cet éros? Pourquoi l’avons-nous perdu? Il est rendu où? When eros is gone, where does it go?

CARLA : Je n’ai pas envie de parler de société capitaliste et de productivité, mais je pense qu’il le faut quand même si on veut s’avancer sur ce chemin. (Un temps.) Hey, ouais, sais-tu quoi, j’ai envie de faire une analogie. Tantôt j’étais à l’épicerie, pis je vois une « salade gourmande » toute faite, bien emballée dans un gros plastique. Le genre de salade qui a l’air folle bonne, mais qui, finalement, quand tu l’ouvres, se révèle défraîchie, fade et pas si bonne que ça. On parle beaucoup de food porn, t’sais, tout est porno anyways à notre époque, bam! dans ta face, prêt à être gobé. L’éros, pour moi, ça renvoie à la distinction entre l’érotisme et la porn. Ta salade, tu l’as fait pousser avec tes semences, tu regardes tes pousses grandir, tu coupes ta laitue, tu prends une huile que tu as goûtée, tu en as essayé plusieurs. Tu prends le temps!

Photo par Marc Mongrain (@lepetitrusse)

JUSTIN : Comment ton projet musical Carla Blanc contribue-t-il à réinjecter de l’éros dans nos vies? Bon, évidemment, il y a les notes sensuelles, les rythmes chauds et émoustillants, les paroles dégoulinantes murmurées au creux de l’oreille. Mais encore? 

CARLA : J’ai pas la prétention d’en rajouter. Mais t’sais, j’espère qu’on puisse se désirer sur ma musique, vivre des moments d’amour, de passion. Après, c’est pas tant à moi d’en juger et c’est weird quand j’y pense. Mais dans le processus… c’est beaucoup d’amour ce projet-là! C’est travailler avec des collaborateurs et des collaboratrices que j’adore. Ça a été fait tranquillement. J’ai commencé dans une direction, finalement ça a été autre chose, mon regard s’est aiguisé, chaque chanson a sa propre  histoire. Après, j’suis pas présomptueux au point de prétendre que ça va ajouter de l’éros dans la vie des gens… 

JUSTIN : Mais ça a été fait dans l’éros! 

CARLA : Mais oui, à 100 %! Ce qui est dit, ce qui est décrit est vrai, pensé, senti, adoré.

JUSTIN : Ben oui, on le sent, l’album est super authentique! Si WONDERFUL était une salade, ben ce serait une bonne salade bio, avec une bonne huile! 

CARLA : (Rire) Pas trop de grosse vinaigrette grasse et salée et surtout, please, pas de gluten, je ballonne.

JUSTIN : Il y a quand même des avocats bien gras, je dirais! 

CARLA : Ouais! (Rire) Mais oui, même dans les arrangements, on a fait des choix plus edgy, plutôt que de tout crisser dans la face des auditeurs et auditrices. On travaille autour des thèmes, on est moins dans des constructions « verse, chorus, verse, chorus ». C’est un album sinueux quand on y pense, assez lent.

JUSTIN : Après avoir visionné tes deux vidéoclips, tous les deux réalisés  étroitement avec Charlotte Aubin et Fanny Forest, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer quelque chose comme un female gaze. Comme si la caméra découvrait les corps à travers un regard nouveau, qui s’éloigne de la fétichisation porno et qui prend en compte le désir dans sa fluidité. Ton vidéoclip Emmanuelle se veut d’ailleurs une allégorie de l’orgasme féminin, lumineux et réconfortant, à contretemps du rythme pornographique de nos sociétés. 

CARLA : Étrangement, ça a été dur à faire, le clip d’Emmanuelle. On avait beaucoup de shots, on avait vraiment tendance à vouloir le monter en vidéoclip et on s’est même rendu compte qu’il y avait comme une façon de monter qui serait, si tu veux, pornographique, ou violente, vendeuse! T’sais, pour en mettre plein la vue! On avait des shots de Charlotte plus charnels, plus sexuels, mais non, on voulait trouver un sweet spot où on prenait notre temps, et finalement on a fait quoi… trois, quatre plans? Mais c’était ça qu’on voulait aller chercher!

JUSTIN : C’est quoi, selon toi, un female gaze? Qu’est-ce que ça prend en compte? 

CARLA : Ben… c’est dur, encore une fois. Je ne suis pas une femme. Je n’ai pas envie de parler pour les femmes.

Le female gaze, est-ce que c’est le renversement d’un paradigme? Est-ce qu’on le pense à la négative? Qu’est ce qui ne serait PAS un male gaze? C’est des questions qui sont en train de se poser. Mais je pense qu’on est sur une criss de bonne piste en laissant les femmes parler… en les laissant traduire leur regard de façon générale en art. Je pense que des films comme Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma vont toucher à des choses comme ça. Mais c’est pas parce qu’une femme fait un film qu’elle est dans le female gaze! Elle pourrait reproduire le male gaze.

JUSTIN : Penses-tu qu’il y a de plus en plus de female gaze en musique?

CARLA : Pour sûr, il y a un essor de musique de plus en plus sensible, et ça ne date pas d’hier. Mais t’sais, en musique, on a des petites victoires, comme de plus en plus de productrices, de mixeuses, de techniciennes, de plus en plus de femmes sont présentes à chaque étape de la chaîne. Mais certainement, ces petites affaires-là, je pense que c’est vraiment important in the end.  

T’sais… je suis loin d’être le messie. J’ai eu des enfants très tôt et j’ai réalisé que ces rapports d’inégalité-là existaient dans la famille.

Cette pression-là sur la femme, cette charge mentale-là dont on parle souvent, elle est real et c’est pas facile de s’en défaire. J’ai l’impression d’être encore en train d’apprendre. Comment devenir plus empathique?  Comment être un homme, un père? Et surtout, je ne me lance pas des fleurs, là. 

JUSTIN : Non, mais moi, je t’en lance! 

CARLA : (Rire) Mais, des fois, je suis maladroit! Et j’avais envie de montrer cette maladresse-là. J’avais envie de parler d’érotisme et de sexualité, sans jamais parler de tits and ass, de l’amener de façon poétique et métaphorique en étant côte à côte avec ma vulnérabilité.

JUSTIN : On sent vraiment cette vulnérabilité dans l’album! Vraiment. (Un temps.) On termine maintenant avec… LA QUESTION SEXU! Est-ce que tu préfères faire des galipettes avec ou sans musique? 

CARLA : Ahh… Ça dépend tellement du contexte! 

JUSTIN : Ok, ok, mais, mettons, au son de quel·le artiste? 

CARLA : Bahhh… la palme revient à Frank Ocean, I guess. Des vibes suaves, sensuelles, pas avec de grandes lancées épiques, pleeeaseeeee.

JUSTIN : Ouin, pas Stairway to Heaven

CARLA : Ha ha, NON! Et en tous cas, surtout pas du Carla Blanc! 

JUSTIN : Ce serait un brin weird, ouin. (Rire) Merci Charles, on te souhaite beaucoup de succès avec Carla Blanc et on a très hâte d’entendre ce que tu nous réserves dans le futur!  


  • SCIAMMA, Céline. Portrait de la jeune fille en feu, 2019, 1 h 59, couleur.

    Barker, M. (2013) Reflections: Towards a mindful sexual and relationship therapy. Sexual and Relationship Therapy, 28, 147–153.

    Cooper, B. (2000) “Chick Flicks” as Feminist Texts: The Appropriation of the Male Gaze in Thelma&Louise, Women’s Studies in Communication, 23:3, 277-306,

    Foley, S., Kope, S. A., & Sugrue, D. P. (2011) Sex matters for women: A complete guide to taking care of your sexual self. Guilford Press.

    Gamman, L. (1989) Watching the detectives: The enigma of the female gaze. In L. Gamman & M. Marshment (Eds.), The female gaze: Women as viewers of popular culture (pp. 8-26). Seattle, WA: Real Comet Press.

    Haraway D. (1988) Situated knowledges: The science question in feminism and the privilege of partial perspective. Feminist Studies, 14(3): 575–599.

    Kleinplatz, P. J., Paradis, N., Charest, M., Lawless, S., Neufeld, M., Neufeld, R., … & Rosen, L. (2018) From sexual desire discrepancies to desirable sex: Creating the optimal connection. Journal of sex & marital therapy, 44(5), 438-449.