Anora : amours transactionnels et drôlification des violences envers les travailleuses du sexe

Résumé

Depuis sa sortie en salle, Anora n’a reçu que des éloges. Alors que le cinquième long-métrage de Sean Baker a gagné une multitude de prix et, manifestement, le respect de tou·te·s les cinéphiles, on s’intéresse à l’écriture du personnage d’Ani, la danseuse et travailleuse du sexe au cœur de son récit.

Hier avait lieu la 97ᵉ cérémonie des Oscars et c’est sans trop de surprise que nous avons pu être témoins du triomphe ultime d’Anora, qui a remporté un total de 5 prix (sur 6 nominations), incluant les prestigieux Oscars du Film de l’année, du Meilleur réalisateur et de la Meilleure actrice. Déjà récipiendaire de la fameuse Palme d’Or de Cannes ainsi que d’innombrables nominations dans les festivals de tous genres et horizons, le cinquième long-métrage de Sean Baker (Tangerine, The Florida Project) n’a reçu que des éloges depuis sa sortie très attendue en octobre dernier.

Mettant en vedette Mikey Madison et Mark Eydelshteyn, Anora offre une fenêtre sur quelques jours dans la vie d’Ani, une danseuse et travailleuse du sexe (TDS) de 23 ans de Brooklyn, qui accepte d’épouser Ivan, un richissime client de 21 ans et héritier d’un oligarque russe. L’idylle d’Ani et d’Ivan tourne vite au vinaigre lorsque les parents de ce dernier sont mis au courant de leur union et que leurs hommes de main débarquent pour gérer la situation au plus vite (c’est-à-dire faire en sorte que personne n’apprenne le mariage de leur fils avec une TDS et voir à l’annulation imminente de celui-ci).

Drew Daniels, directeur photo, et Sean Baker, scénariste et réalisateur.

Plusieurs aspects d’Anora fonctionnent à merveille. Parmi ceux-ci figurent une cinématographie qui frôle l’ésotérisme (Drew Daniels), les plus cool glitters de cheveux jamais inventés (Justine Sierakowski) et une performance complètement décapante de la part de Mikey Madison. Le visionnement de cette seule entrevue suffit pour comprendre tout le travail et l’exploration se trouvant derrière le personnage d’Ani, et voilà la source principale de l’humanité incisive du personnage, à mon avis.

Malheureusement, les sincères prouesses de Mikey Madison prennent vite un mur lorsqu’elles font face à un scénario (bien qu’aveuglement acclamé par l’Académie) au mieux maladroit, au pire carrément déshumanisant.

Attention, le reste de cet article comporte des spoilers!

J’ai pas ri, je le jure

Force est de constater qu’Anora rassemble plusieurs codes relevant de la comédie, qu’elle soit de type slapstick , dark ou encore screwball : violence physique à répétition, répliques explosives, procédés techniques liés à l’absurde, univers chaotique, sujets sociétaux dits controversés, mise en lumière d’une disparité de classe entre les personnages, etc. (Bruns, 2020).

Cela dit, à partir du moment où Garnick, Igor et Toros (les hommes de main de la famille d’Ivan, accompagnés par le parrain de ce dernier) sont introduits dans le récit, Ani se fait successivement séquestrer, brutaliser, ligoter et ridiculiser. Sean Baker est cependant peu intéressé à dénoncer un quelconque mépris de classe ou violence misogyne à ce moment du film, tout comme au sein de l’entièreté du produit final, qui semble à vrai dire se vouloir le plus apolitique possible.

« She’s out of control, she’s an animal. »

– Garnick, désignant Ani qui se fait détenir contre son gré

Résultat : nous voilà, impuissant·e·s, à regarder Ani se faire humilier et violenter à coup de « hooker », « prostitute », « whore », etc., alors qu’Ivan a pris la poudre d’escampette pour échapper aux sbires de ses parents. Parce que c’est ça, le procédé humoristique principal au cœur d’Anora : des hommes de main bons à rien qui essaient tant bien que mal de faire coopérer une Ani rugissante et déchainée et un Ivan en fugue continuelle, le tout formant un tableau complètement absurde et chaotique.

Mikey Madison dans le rôle d’Ani.

Dans une scène particulièrement intense, Ani s’époumone stratégiquement : « Rape! Rape! Rape! » pour déstabiliser ses assaillants. Puis, le plan coupe abruptement pour nous téléporter trois secondes plus tard, alors qu’Ani est désormais restreinte par un bâillon l’empêchant d’émettre un quelconque couinement. Cette technique de montage porte en anglais le nom de « smash cut » et son effet de surprise est généralement utilisé à des fins humoristiques.

D’ailleurs, ça fonctionne : la salle comble dans laquelle je me trouvais a éclaté de rire, une réaction collective récurrente tout au long du film.

Or, de tels choix techniques et narratifs ne sont pas anodins, ils ont pour effet, entre autres, de désamorcer le sérieux des accusations d’Ani dans l’histoire et de décrédibiliser les dénonciations de violences sexuelles et sexistes auxquelles les TDS font bel et bien toujours face, quotidiennement.

Une médaille de personnalité et autres compensations

J’aurais peut-être mieux digéré toute cette violence burlesque si Sean Baker ne s’était pas acharné à transformer l’un des deux sbires en rebound amoureux. Interprété par Yura Borisov, Igor a pour mission de surveiller Ani et de veiller à ce qu’elle coopère. Dès ses premières apparitions, il est évident que Sean Baker a l’intention d’en faire un genre de voyou au cœur tendre. Maladroit mais attentionné, il est le seul homme du scénario qui traite Ani avec un soupçon de décence et qui se soucie de son bien-être relatif (le strict minimum, dans le fond), refroidi mais contraint à l’idée de la malmener. Chacun de ses gestes contraste avec le traitement général réservé à Ani et, plus elle le méprise, plus il est doux avec elle, parce qu’après tout… not all men.

Yura Borisov dans le rôle d’Igor.

Cet arc narratif complètement inutile nous mène à la scène de clôture d’Anora. Igor et Ani se retrouvent tou·te·s les deux devant chez elle, la voiture est arrêtée, il est temps de se séparer. Et voilà qu’une scène de sexe des moins nécessaires voit le jour, une initiative strictement transactionnelle de la part d’Ani, difficile à interpréter autrement que comme la récompense d’Igor pour ses efforts.

Au moment où Igor essaie d’embrasser Ani, celle-ci résiste, puis éclate en sanglots.

Tout devient clair : Sean Baker a décidé de terminer Anora sur une note de pitié collective pour sa protagoniste, qui se voit manifestement incapable de connecter avec autrui sans passer par la sexualité. Soupir.

Pour reprendre les mots d’un·e utilisateur·trice concerné·e par le sujet sur Letterboxd : « En tant que personne ayant déjà travaillé dans l’industrie du sexe à New-York, j’ai été profondément déçue par le traitement d’Anora. Dans le film, la distinction entre la vie professionnelle et la vie personnelle d’Anora est floue au point d’en devenir inexistante. (traduction libre) » Comment Sean Baker, un cinéaste indépendant ayant consacré la quasi-totalité de son œuvre à la représentation de personnages issus de l’industrie du sexe peut-il s’être autant enfargé dans les fleurs du tapis? Pourquoi voit-on Mikey Madison seins nus à sept reprises exclusivement dans les 20 premières minutes du film? Est-il nécessaire d’objectifier pour parler d’objectification dans une ère se voulant post-male gaze? Pourquoi la thématique de viol est-elle abordée exclusivement dans Anora à titre de punchline au sein de (plusieurs!) blagues superflues? Pourquoi célèbre-t-on encore et toujours le travail des hommes qui racontent l’histoire des femmes à leur place?

Une chose est sûre, pour un film qui s’intitule Anora, le dernier long-métrage de Sean Baker s’intéresse très peu à l’identité et aux motivations de son héroïne, qui n’existe qu’à travers la lentille de son métier et de sa relation avec les hommes qui l’entourent, au profit de stéréotypes réducteurs et déshumanisants à l’égard des TDS, mais des femmes en général aussi.

  • Bruns, J. (2020). The dark comedy side of genius. Hitchcock Annual, 24,  85–105.

    Deering, K. N., Amin, A., Shoveller, J., Nesbitt, A., Garcia-Moreno, C., Duff, P., Argento, E., & Shannon, K. (2014). A systematic review of the correlates of violence against sex workers. American Journal of Public Health, 104(5), e42–e54.

    Mensah, M. N. (2007). Travail du sexe : Tout ce que vous avez toujours voulu savoir mais n’avez jamais osé demander ! Stella et le Service aux collectivités de l’UQAM.

    Plourde, P., & Corneau, S. (2021). « On parle beaucoup de nous, mais on nous parle pas à nous » : l’agentivité sexuelle des personnes travailleuses du sexe s’identifiant au genre femme dans le cadre de leur travail [Mémoire de maîtrise]. Université du Québec à Montréal. http://www.archipel.uqam.ca/15961/